A partir de 1867 et le début de l’ère Meiji, le Japon connaît sous la férule autoritaire de l’empereur Mitsuhito une période d’industrialisation qui, à terme, transformera la société japonaise. A cette occasion, le seul média de l’époque, à savoir la presse (la radio n'existe pas encore), connait un développement spectaculaire. Avec elle, l’illustration, et sa forme évoluée, comme nous allons le voir : le manga.
C’est à Charles Wirgman, de nationalité anglaise mais expatrié à Yokohama, que l’on doit en 1862 la publication du premier journal utilisant l’illustration et la caricature comme un média de masse. De ligne éditoriale satirique, et destiné aux expatriés américains, ce journal s’intitule The Japan Punch.
Les modèles graphiques du Punch, quoique d’inspiration occidentale – les dessins de l’équipe de Wirgman sont en effet plus proches du cartoon que du manga – deviennent rapidement une référence explicite pour les milieux éditoriaux japonais, qui parlent de développer l’ « image à la Punch » ou panchi-e, à tel point que dès l’année suivante est créé le Nihon Boeki Shinbun, qui reprend ce mode d’illustration en noir et blanc. D’autres journaux, comparables à des tabloïds, continuent d’utiliser l’estampe polychromatique, mais connaîtront bientôt une période de déclin. Le Tôkyô Nichinichi Shinbun, le plus célèbre des nishiki-e, comme on les appelle, n’arrêtera sa production qu’en 1943.
Permettons-nous ici un bref retour à l’actualité journalistique européenne. Au cours de la dernière décennie du XIXème siècle, on assiste en effet à l’émergence d’un nouveau support graphique : le supplément dominical, contenant généralement huit pages illustrées, parfois consacrées à des événements historiques. Cette formule connaît un grand succès sur le Vieux Continent comme aux Etats-Unis, de ce fait, les milieux japonais ne tarderont pas à l’imiter. C’est ainsi qu’en 1900, le Jiji Shinpô décide de publier à son tour un supplément illustré, le premier du genre au Japon : le Jiji Manga, immédiatement salué par le public.
C’est dans le Jiji Manga que naissent quelques années plus tard les premières véritables bandes dessinées d’inspiration japonaise. Dans un premier temps, on y retrouve surtout des histoires courtes et des strips de quatre, six ou douze cases, un genre qui ne subsiste aujourd’hui qu’avec quelques rares titres tels que Mes voisins les Yamada. A l’époque, c’était le Voyage de Tagosaku et Mokubê à Tôkyô, bande dessinée humoristique sur la découverte de la civilisation moderne par des paysans provinciaux, qui était publié par un jeune auteur du nom de Yasushi Kitazawa. Ce dernier attendra seulement trois ans et l’année 1905 pour créer à son tour un mensuel qui ne contient cette fois que des séries dessinées en couleurs, le Tôkyô Puck. Il accèdera plus tard à la fortune et à la renommée internationale. La continuité des épisodes d’un numéro sur l’autre, élément fondateur des séries, ne date pour sa part que de 1921.
Parallèlement, le manga se démocratise et se décline maintenant pour les enfants. En 1914 paraît le premier magazine à destinations des jeunes garçons. Son nom : le Shônen Club. Les filles ne demeurent pas longtemps en reste, un Shôjo Club est créé neuf ans plus tard pour elles. Et les plus jeunes pourront dévorer le Yônen Club dès 1926… Trois journaux à fort tirage – le Yônen Club tirant à un million d’exemplaires cinq ans après sa création – et qui font les beaux jours de ses propriétaires : la célèbre maison d’édition Kôdansha, toujours active de nos jours, plus d’un siècle après sa création. Kôdansha, qui est également le premier éditeur à rééditer sous forme de volumes brochés, les tankôbon, les séries ayant connu le plus fort succès. Une nouvelle fois, l’engouement populaire pour cette dernière trouvaille sera spectaculaire.
Le devenir de la bande dessinée japonaise au sortir de l’ère Taishô, démarrée en 1912 et s’achevant en 1928, est à mettre en relation avec le contexte national et mondial. Insatisfaits des gains obtenus en 1919 suite à la Première Guerre Mondiale, une politique nationaliste et expansionniste, entamée dès la fin du XIXème siècle avec l'annexion de Taiwan puis de la Corée, gagne en popularité au sein des hautes sphères politiques de l’époque. Celle-ci provoqua une entrée en guerre du Japon dès 1931 avec l’invasion de la Mandchourie, théâtre d’atrocités inexpiables et à l’origine de la mort de millions de Chinois.
Le Japon, à la même époque, se transformait en une dictature fascisante sous la férule de Hirohito et de son premier ministre Tôjô, où opposants et mal-pensants étaient sévèrement réprimés. La liberté de la presse, a alors été évidemment restreinte. La critique du gouvernement devenait impossible, et tous les journaux devinrent des instruments de propagande à la gloire de la nation et de l’armée. Mais la guerre entamée par le Japon était très coûteuse en argent et en hommes, et ce fut particulièrement le cas à partir de la déclaration de guerre formulée par le président américain Roosevelt à l’encontre de l’empereur, suite au bombardement meurtrier de Pearl Harbour, le 7 décembre 1941.
Conséquence de tous ces événements, la liberté d’expression du manga était considérablement réduite. Sa place physique aussi. La guerre donna lieu à un rationnement des matières premières et des matérieux. La restriction du papier aboutit ainsi à l’arrêt brutal de certaines séries à succès à partir de la fin des années 1930. Le gouvernement supprima les magazines illustrés et obligea tous les dessinateurs à se regrouper en une association sous son contrôle qui lança en 1941 la revue Manga, la seule autorisée pour son genre éponyme. Son contenu s’accordait avec le contexte de l’époque : de la même manière qu’outre-Pacifique, Superman et Batman stimulaient l’ardeur des Américains en luttant contre les Jaunes, les dessinateurs développaient des séries où le héros repoussait les assauts des soldats US. Certaines visions étrangement futuristes ont également vu des robots, chefs-d’œuvre scientifiques, écraser New York.
Mais l’avancée des Américains à travers l’océan Pacifique était inexorable. Finalement, le bombardement atomique des villes d’Hiroshima et de Nagasaki les 6 et 9 août 1945 eut raison de l’expansionnisme japonais, du gouvernement Tôjô et du pouvoir impérial, exercé par Hirohito.
Le Japon était alors dévasté et épuisé par plus d’une décennie de combats, il allait en plus être occupé pendant sept ans par les Américains. Cela n’empêcha pas le pays de se reconstruire et de rayonner en un temps record. Il en fut de même pour le manga d’après 1945, emmené par des génies tels qu’Osamu Tezuka.
Les quelques liens listés ci-dessous vous permettront de prolonger ce retour aux sources de la bande dessinée nippone...
Mikazuki