« [Bouvard et Pécuchet] ruminaient ainsi leur mécompte, dans la petite salle, au coin du feu […]. Et ils dissertaient sur les femmes.
    Etrange besoin ! Est-ce un besoin ? – Elles poussent au crime, à l’héroïsme, et à l’abrutissement ! L’enfer sous un jupon, le paradis dans un baiser – ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat ; – perfidie de la mer, variété de la lune – ils dirent tous les lieux communs qu’elles ont fait répandre.
    C’était le désir d’en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords les prit. – Plus de femmes, n’est-ce pas ? Vivons sans elles ! – Et ils s’embrassèrent avec attendrissement. »
(Flaubert, 1881, Bouvard et Pécuchet, chapitre VII)

Suite aux déconvenues essuyées auprès de la veuve Bordin (Bouvard) et de Mélie (Pécuchet), les deux (anti)héros de Flaubert prennent une décision radicale... qui n’exclut pas, auprès d'eux, la présence de Germaine (pour la réalisation des tâches domestiques). Cette sélectivité dans le rapport aux femmes s’observe aussi dans Naruto. Le point de départ renvoie aux interdits que doit observer tout ninja : l’argent (analysé par Mikazuki), l’alcool et les femmes. Ce dernier, à tort ou à raison, interpelle, autant que les deux premiers : serait-il question d’interdire aux hommes (et aux femmes) tout rapport avec l'autre moitié ? D’instaurer un cloisonnement hermétique ?

Cet interdit gagne donc à être précisé. Pris au pied de la lettre il viserait à proscrire tout contact entre les sexes. Dans une perspective « shikamarienne » cette idée se comprend facilement (les femmes sont bien trop casse-pieds). Toutefois, la puissance d’un village dépendant, en partie, du nombre et de la qualité de ses ninjas, l’élément reproductif ne doit pas être écarté (sauf à supposer que les villages kidnappent des enfants pour réguler leur démographie). Au vu de ces remarques et de la présence de familles dans le manga, l’interdit sur les femmes ne semblent pas tant viser les rapports hommes/femmes en général que les relations tarifées hommes/femmes – les lieux de plaisir (même s’ils sont des lieux d’informations) – voire sanctionner l’adultère.

Néanmoins, qu’il existe un interdit localisé, à première vue, n’implique pas que l’égalité de plus haut degré règne entre les hommes et les femmes. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Plutôt que de répondre à cette question, cette chronique vous invite à voyager dans le quotidien des femmes du monde de Naruto. Ce périple est en effet riche d’enseignements.

1. Des femmes invisibles et dangereuses ?

Les dangers représentés par les femmes ne sont pas minces. Ils peuvent être d’ordre physique (les coups de Sakura à Naruto et Konohamaru, la manière dont Lee est réveillé par Tenten …), verbal (les propos de Sakura concernant les enfants sans parents – ce qui lui vaudra une réplique cinglante de Sasuke –, les reproches d’Ino à Chôji) voire transiter par un personnage masculin (la peur de Naruto lorsque Yamato lui parle des bains et de ce qu’il risque si sa curiosité est trop importante). Nombre de personnages féminins impressionnent voire menacent les autres (sans parler des rivalités entre filles, cf. Sakura et Ino au début du manga). Vu sous cet angle, on peut alors mieux comprendre les paroles de Shikamaru, un personnage qui, en plus de propos parfois machistes, passe pour un des personnages les plus intelligents du manga. Pour vivre heureux vivons cachés (des femmes) ?

A côté de ce premier type d’éléments, on peut noter que d’autres personnages souffrent d’une certaine forme d’invisibilité. Evoquée par Tobi, la petite amie d’Itachi n’est ainsi jamais apparue à l’écran. Il l’a tuée, c’est tout ce que nous savons. Même Danzô ne se sert pas d’elle comme d’un moyen de pression envers Itachi, insistant au contraire sur son petit frère ! Une autre forme de disparation concerne la relégation de la kunoïchi au rang de femme au foyer (Mikoto Uchiha), l’abandon (Anko, lâchée par Orochimaru), la discrétion/observation (Hinata et Naruto).

Les figures féminines envisagées ici recouvrent ainsi certains aspects pouvant se révéler problématiques pour l’ordre (masculin ?) établi. Si la soumission n’est pas totale, et que ces formes de féminité ne sont pas au niveau des Médées modernes présentés par les canards du XVIème-XVIIème siècles, certains éléments de contrôles sont toutefois présents.

2. Des femmes de qualité... sous contraintes

La gent féminine se retrouve ainsi dans des situations plus ou moins avantageuses, ce qui peut recevoir une traduction concrète : Tsunade vomit alors que Jiraya tient plutôt le coup. Cela n’implique pas, pour autant, que les femmes soient systématiquement reléguées au bas de la hiérarchie. Mito, Kushina, Tsunade, Mei, Chiyo… ont occupé ou occupent des positions dominantes, directement (Kage) ou indirectement (réceptacles, femmes de Kage). Trois remarques complèteront ce constat – et l’idée d’un certain plafond de verre.

D’abord, Tsunade comme Mei sont arrivées au pouvoir dans des conditions particulières. La première remplace le 3ème Hokage, décédé suit à l’attaque de Konoha, quand la seconde vient au pouvoir suite aux troubles qui ont parcouru Kiri et la manipulation du 3ème Mizukage. De plus, dans le cas de Tsunade, elle n’apparaît pas comme un premier choix – Jiraya est d’abord approché par les conseillers. On pourrait ajouter que Tsunade doit aussi composer avec les conseillers et parfois céder… Si Sarutobi, par la suite, a montré que lui aussi avait dû compter sur les autres ; lorsqu’elle est affaiblie, le village réagit rapidement en nommant un homme (Danzô).

Ensuite, en parcourant le manga, on peut voir que nombre de Kage est et ont été des hommes. Les femmes sont minoritaires. Surtout, nombre de ces hommes ont eu une descendance (Hashirama, Hiruzen, Ônoki, le 3ème Raikage, Minato, le 4ème Kazekage…). De ce point de vue, ce qui frappe, à propos des Kages féminins, est leur condition de célibataire, sans vie de famille apparente. Tsunade a perdu Dan, Jiraya et son frère. Elle apparaît comme une (grand-)mère pour Naruto (qui l’appelle mamie). De son côté, Mei semble avoir si bien intériorisé son rôle d’épouse qu’elle surinterprète tous les propos pouvant vaguement être rattachés à une idée de mariage, etc. quitte à menacer de mort Ao tout en ayant une attitude maternelle envers Chôjuuro et un goût pour les jeunes garçons.
 
Enfin, certains espoirs formulés par des personnages féminins ne se réalisent pas. Kushina affirmait vouloir devenir Hokage. Elle devra réviser ses ambitions à la baisse, et devenir la femme du 4ème Hokage – ce dernier rappellera le rôle important de sa femme pour qu’il parvienne à ce poste – ainsi que mère.

Faut-il alors voir le père de Kurenaï comme le représentant d’un discours dominant ? De la voie à suivre pour les femmes (transmettre la volonté du feu à leurs enfants) ? Et si ces dernières atteignent un poste important, leur faut-il renoncer à toute vie en dehors du travail ? Autant de questions qui appellent à s’interroger sur d’éventuelles évolutions.

3. La libération commence... quand au juste ?

Le grand mal du monde de Naruto est la haine, l’impossible compréhension entre les individus. Ce propos a été décliné par Pain, Nagato, Madara, Obito... S’il occupe le devant de la scène – et que la « première femme » a pu jouer un rôle dans cette situation (cf. les remarques de Madara à propos de la mère du Sage) –, jamais on ne se demande si l’incompréhension peut affecter les rapports entre les sexes.  

Différentes formes de sujétion féminine ont été observés sans que, pour l’instant, la colère ne gronde du côté des femmes. L’accent placé sur leur aspect maternel, la volonté de veiller sur les autres (Konan) serait un argument à opposer à une plus grande implication de leur part. Elles n’auraient alors pas les capacités pour faire plusieurs choses à la fois ; si elles occupent une fonction privilégiée c’est parce qu’elles possèdent certains atouts (Tsunade petite-fille d’Hashirama, les techniques héréditaires de Mei, le chakra des Uzumaki…) mais au-delà, leurs capacités affectives les cantonneraient à une certaine forme de relégation.

A cet argument patriarcal que ne renierait pas Auguste Comte, on peut répliquer avec les remarques que lui opposait Mill. Ce dernier suggère que le conditionnement social auquel les femmes sont soumises rend l’analyse de leurs capacités particulièrement délicate. Etant donné que leur assujettissement actuel n’exige d’elles qu’un nombre restreint de comportements, il les empêche de manifester d’autres dispositions qu’elles pourraient avoir mais que les circonstances ne sollicitent pas. Changer de système pourrait ainsi permettre de voir autre chose ? Peut-être est-ce aussi cela, le grand changement que l’enfant de la prophétie devrait accomplir.

***

Les interdits frappant une société, une catégorie d’individus ou une personne renseignent souvent sur le fonctionnement du monde social. En prenant pour point de départ l’interdit concernant les femmes, en le précisant et l’approfondissant il est apparu que si les femmes n’étaient pas les esclaves des hommes, nombre d’éléments empêchaient de parler d’une véritable égalité. Si la société n’est pas pour autant patriarcale – il vaudrait sûrement la peine d’approfondir la question de la condition masculine – des éléments révélant une certaine répartition des rôles sont présents. Des évolutions surviendront-elles ?  

Au début du XXème siècle (1911-1916), Seitô avait été la première revue littéraire, au Japon, créée par des femmes (Hiratsuka Raichô puis Itô Noe), pour des femmes. Cette revue était alors emblématique des femmes ne souhaitant pas devenir des ryôsai kenbo (bonnes épouses, mères avisées). Peut-être qu’à côté des romans de Jiraya, une telle revue verra le jour dans le monde de Naruto.  

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