La vie du combattant, dans Naruto, s’accompagne de quelques interdits moraux, comme le fait remarquer notre bien-aimé ermite Jiraya dans le dix-septième tome de la série, juste avant de les transgresser simultanément – vous en souvenez-vous ? Ils sont au nombre de trois : l’alcool, les femmes et l’argent.

C’est principalement de ce dernier interdit dont je me préoccuperai dans la suite de ce texte. A bien réfléchir, il faut en effet voir dans cette prescription morale une contradiction. Bien qu’il soit interdit aux ninjas de mener une vie de dépense et de débauche, chaque mission est, pour eux, l’occasion de s’enrichir, les services qu’ils rendent étant rémunérés par celui qui a proposé l’offre : il suffit de se rappeler la fraude, la faute commise par le vieux Tazuna dans le deuxième tome de la série, devant les hautes instances du village caché des Feuilles.

Le plus aberrant, toutefois, c’est que cette somme dont les ninjas jouissent ne fait jamais que dormir dans la fraîcheur d’un compte en banque. D’où la surprise de notre cher Naruto, encore tout à fait inexpérimenté dans ce sujet proche du tabou, devant le nombre de zéros s’alignant derrière un chiffre lorsqu’il découvre le solde du compte de son instructeur de l’époque, Jiraya. Posons-nous la question : voit-on souvent les ninjas dépenser ? La réponse est, sans contestation possible, non. Même en civil, nos héros s’habillent toujours de la même manière, et leurs appartements sont toujours décorés très sobrement.

Chaque année, à Konoha comme ailleurs, on voit ainsi apparaître de nouveaux riches, qui n’ont quasiment jamais l’occasion de jouir de leur dû, réduit par la morale à un simple objet de tentation. A se demander par quel miracle une telle conception de la finance fonctionne et fait vivre le monde shinobi, là où le commerce est mis au second plan - sinon à l’écart, et où l’argent sort du circuit économique sans jamais y retourner. A moins que les ninjas paient des impôts - si vous en voyez trace, faites-moi signe. Du reste, le système monétaire shinobi est une aberration totale.

Mais refermons là cette parenthèse. Comme précisé ci-dessus, en figurant comme un interdit du ninja, l’argent est représenté comme un objet de tentation permanente. Toutefois, rares sont les personnes qui y succombent, notamment parce que Konoha ne compte que fort peu de commerces, les ninjas n’ayant, dès lors, plus de prétexte à la dépense. Jusqu’alors, on n’a jamais démontré que l’existence de deux personnes psychologiquement malades, corrompues par l’argent : ces deux personnes, combattants de valeur, ne sont autres que Tsunade et Kakuzu. La première épuise quotidiennement sa fortune dans les jeux de hasard, et constitue sans doute, par son surnom de Pigeon Légendaire, le meilleur argument contre leur existence ; ceci reste néanmoins un comportement peu flatteur, pour le shinobi comme à notre époque. A tel point qu’on peut se demander qui d’elle, et de Kakuzu, l’autre personnage souffrant manifestement de pathologies liées à l’argent, a l’attitude la plus digne par rapport à l’argent : à vous de juger. Car le mal dont le ninja de l’Akatsuki souffre est simple : il s’agit tout simplement de la cupidité. En même temps une cupidité imposée, presque professionnelle, car son rôle dans l’organisation est de lui apporter les fonds nécessaires à l’exécution du plan de son supérieur, Pain.

On pourrait d’ailleurs se demander si le personnage de Kakuzu ne constitue pas lui-même, en dépit de sa passion, une injure envers l’argent, délibérément glissée par l’auteur dans son œuvre. En effet, en dépit des nombreuses allusions dans le début de ce texte, et du sujet même de cette Chronique, il nous faut remarquer l’absence notoire de la monnaie dans le manga, contrastant de manière spectaculaire avec l’omniprésence de celle-ci dans le monde d'échanges qui est le notre. Ce n’est d’ailleurs qu’au dix-septième tome que Masashi Kishimoto y accorde un peu d’attention, en dévoilant l’unité monétaire de son monde, le ryô (1 ryô s'échangeant contre 0.067€ au 1er janvier 2006). A vrai dire, les apparitions visuelles, physiques de l’argent peuvent même être comptées sur les doigts d’une main, et l’une de celles-ci est pour le moins péjorative, pour ne pas dire honteuse : elle a lieu au moment de l’assassinat de maître Chiriku, lorsque l’on voit trente millions de ryôs amassés dans la valise de Kakuzu, en gage de la valeur du combattant qu’il vient de défaire. Et un constat : ce n'est que la mauvaise utilisation de l’argent que l’on dévoile ici, un argent lui-même décrié, piétiné par la religion, justement sous le coup d’interdits moraux. Ironie du sort, c'est un moine qui est victime du mobile crapuleux du terrible Kakuzu. A quand l’auteur se décidera-t-il à redorer l’image de l’argent ? Et encore, je ne vous parle pas du sinistre et richissime Gatô...

Néanmoins, les fonctions de Kakuzu au sein de l’Akatsuki auront au moins le mérite d’illustrer la puissance de l’argent. Son dirigeant, Pain, l’avoue lui-même : l’organisation recherche de l’argent pour échanger ses services – très particuliers, certes – mettant en lumière un rôle-clé de l’argent : il sert de mètre étalon lors de la mesure de la valeur d’un bien et d’un service quelconque. C’est en ce sens que je qualifierai l’argent d’objet de vie, car il simplifie et favorise le commerce et l’échange entre les hommes. Pour faire simple, il réussit là où le troc a échoué : car si vous admettez que les deux parties d'un échange d'objets sont toutes deux gagnantes au change et qu'un objet n'a pas plus de valeur matérielle que l'autre, alors comment expliquez-vous que Kyle McDonald ait réussi à échanger un trombone rouge contre une maison ? Direz-vous que ces deux objets ont la même valeur ? Non, clairement : c'est pour cette raison que la valeur matérielle d'un objet ne peut qu'être mesurée avec de l'or : c'est encore le moyen le plus sûr de déceler un profiteur.

Et que dit notre brave Pain de tout ceci ? Son but est de se servir de l’argent pour avoir l’ascendant sur toutes les nations guerrières. Vous comprendrez donc les chimères que sont ces shurikens, la vacuité que sont ces posters "Naruto" qui ornent tous les murs de votre chambre : la réalité y est la même qu'ici-bas. Tout comme dans notre monde, l’argent étend son ombre partout dans le monde shinobi. Au grand dam de ses différents seigneurs, il s’impose finalement, comme son maître insoupçonné, irremplaçable... et donc, forcément indestructible.



Merci à Adrien de me laisser succéder pour de bon au Vieux, en la bonne compagnie de Mat, Isumi et Ssk. Égaler la pertinence et la qualité des analyses de mon illustre prédécesseur me paraît bien difficile, mais je ferai mon possible pour me montrer digne de ta confiance. Quant à vous, amis lecteurs, merci de votre lecture. J'espère que vous avez apprécié cette Chronique, première du nom depuis presque quatre ans.

Pour cette fois, je ne laisserai aucune source en bas de cette page. Je vous quitte néanmoins sur une note assurément musicale : où l'on s'écoute un grand tube de Pink Floyd (clic !), Till the money runs out par Tom Waits (clang !)... On notera aussi que vous pouvez venir débattre de manière plus lisible et plus approfondie sur le forum (tchrrink !)

A la prochaine !