« Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et
ses appétits qui en sont cause ; car on ne fait la guerre
que pour amasser des richesses et nous sommes forcés
d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient
en esclavage. » (Platon, Phédon, 66c-66d)


Le dualisme entre le corps et l’esprit appartient aux thèmes classiques de la philosophie et la citation qui précède offre une explication (parmi d’autres) des échecs rencontrés par les hommes (et les femmes), le fait qu’ils ne se comprennent jamais (Pain), qu’il n’y a pas d’espoir (Tobi, Madara) et que la paix véritable est inatteignable (d’où l’échec du Sage). L’homme, parce qu’il est un esprit incarné, serait le premier obstacle à un fonctionnement harmonieux des sociétés – en supposant bien sûr que ce dernier est souhaitable.

Au-delà de ce sujet – et de la question de savoir si la dimension physique des êtres vivants est le tombeau de l’âme –, le corps embrasse bon nombre de thèmes que l’on peut retrouver dans Naruto. Sans prétendre épuiser le sujet une question, simple, traversera cette chronique : que nous apprend le corps sur l’univers du manga ?

1. Cachez ce corps que je ne saurais voir !

L’œuvre de Kishimoto offre une vaste galerie de corps, qui laisse apercevoir une variété de situations : des corps jeunes, vieux (avec le mal de dos d’Ônoki, les limites de Sarutobi contre Orochimaru), des femmes enceintes ou non, de couleurs différentes, etc.

Au sein de cette diversité, un premier élément interpelle, au fil des pages, et concerne la disposition et la présentation des corps. Loin d’offrir des poses suggestives, des personnages en tenues légères... le manga laisse travailler notre imagination. Les pantalons, vestes, gilets, manteaux, tee-shirts, masquent le corps pour ne laisser voir que le visage voire les mains et les pieds. On a alors affaire à des « corps cachés », dissimulés, gommant, le plus souvent, les différences physiques visibles entre hommes et femmes. En la matière, l’exemple le plus frappant est Konan, dont le manteau de l’Akatsuki gomme la plupart de ses formes.

Bien évidemment, des personnages viennent nuancer cette tendance. Anko, Ino, Temari (au départ), Samui ou encore le Raikage qui combat torse-nu sont autant de personnages offrant des décolletés, des tenues plutôt courtes où le physique apparaît. De manière générale, cependant, on n’observe que de rares épisodes où les ninjas – en dehors du Sexy Jutsu ou des situations de combats où les vêtements s’abîment (Tendô contre Naruto) – tombent la veste. Les épisodes de bains sont assez rares avec une séquence concernant Yamato, Naruto, Saï et Sakura et une autre, auparavant, pendant l’entraînement de Naruto avec Jiraya (ce qui est l’occasion pour l’ermite pervers de collecter quelques données...).

Remarquons, enfin, que les corps des ninjas, même « cachés », peuvent laisser apparaître différentes marques : des cicatrices, des brûlures (Ibiki Morino) ou encore des tatouages (Darui). Ces éléments renseignent sur le passé des individus, les techniques qu’ils maîtrisent, les séquelles d’un combat voire une faiblesse (la cicatrice du Sandaime Raikage). Le corps se fait ici carte d’identité.

Cette situation, où le corps renseigne même s'il est peu mis en avant, peut s'expliquer par le poids des normes dans l’univers du manga.

2. Le corps et les normes

A première vue le corps est un objet central pour les ninjas, leur outil numéro un pour mener à bien une mission. Dans ce cadre, le temps qui passe peut être cruel comme mentionné plus haut avec Ônoki ou Sarutobi. Au contraire, le temps semble suspendu avec un personnage comme Tsunade : elle conserve l'aspect d'une jeune femme et, lorsqu’elle vieillit (fin du combat contre Orochimaru, contre Pain), son visage nous est dissimulé. L’effet du temps sur le physique des ninjas semble donc être le même pour tous mais ne pas se donner à voir de la même manière.

Le temps fait donc son œuvre mais, au-delà, le corps est aussi affecté par tout un ensemble de normes : ne pas manger n’importe quoi, s’entraîner (l’exemple typique étant Gaï et Lee toujours prêt à se dépenser et, a contrario, les cas de Kakashi ou de Danzô qui ont besoin de se dérouiller). L’objectif est ainsi d’avoir un corps en forme, apte à effectuer les missions. Ces éléments apparaissent via différentes remarques, attitudes. En la matière deux grands axes peuvent être distingués.

Le premier se rapporte aux attributs féminins et masculins. Des remarques et regards sur la poitrine de Tsunade (les fameux 106 centimètres) en passant par le lien établi par Omoi entre le mal de dos de Samui et la taille de sa poitrine – contrastant avec le peu de volumes de Karui – ou encore les remarques de Saï sur la taille de l’attribut de Naruto, nous avons tout un ensemble de remarques permettant de voir, en creux, que certains physiques sont plus désirables que d’autres.

L'axe suivant concerne la masse des ninjas. Ici l’intérêt réside dans un conflit possible entre le maintien d’un corps plutôt mince et la capacité à se battre. Cet élément survient assez tôt dans le manga, plus précisément dès l’examen des clochettes. Sakura a entamé un régime la veille de l’épreuve et laisse clairement entendre que cela l’affaiblit. Cette opposition entre la minceur et un corps efficace se retrouve dans l’opposition Ino/Chôji. Si ce dernier, tel Obélix, ne supporte pas d’être traité de gros, Ino ne manque pas de lui faire remarquer, au moins au départ, qu’il devrait surveiller son poids, ne pas s’étonner si aucune fille ne s’intéresse à lui. Ce différend est amplifié entre Tayuya et Jirôbô : elle n’hésite pas à le traiter de « gros lard » qui « pue la sueur »  – autant dire qu’il est plutôt repoussant. Se trouve esquissé un possible conflit entre la vie de ninja (avoir un corps à 100%) et celle en dehors des missions (où il faut faire des régimes pour plaire). 

Peut-on parler d'une dictature de la minceur, quand bien même Shikamaru vient nuancer le propos d’Ino ? C'est possible et, en la matière, Chôji fournit un exemple éclairant. A première vue, sa corpulence pourrait le placer du côté des « gros », en marge de la vie à Konoha (Chôji a peu d'amis au départ). Tel n’est pourtant pas le cas : d’une part au fil des années la silhouette de Chôji s’affine mais, surtout, cette rondeur se trouve effacée, selon des proportions plus ou moins importantes, lorsque Chôji se bat (contre Jirôbô, lors de la Guerre) : en plus des variations de taille, il apparaît plus mince, ce qui va de pair avec une plus grande confiance en lui (il souhaite mettre un terme à la guerre !). Cette forme de dépassement, spécifique au clan Akimichi, reste toutefois circonscrite (Chôji et son père ne parviennent pas à battre le Gedô Mazô). Aller au-delà semble alors conduire dans le domaine du « hors humain ».

3. Dépasser les limites du corps : vers des surhommes ?

Bien que les ninjas s’entraînent, repoussent certaines limites (via des pilules, des ruptures de sceaux...), ils se trouvent invariablement confrontés à la finitude du corps : qu’elle soit temporelle (l’espérance de vie) ou physique, tôt ou tard les individus sont rappelés à l'ordre. S'ils tentent de s'y soustraire, ils risquent la mort. L’ouverture des portes est un bon exemple : cette technique confère une grande puissance au risque d’entraîner de graves blessures voire la mort de son utilisateur. Les limites sont-elles donc faites pour être surpassées ? Au risque de perdre tout ou partie de son humanité ?

La levée de la limite temporelle – selon des proportions variables – sera la première à être mentionnée. Le premier personnage à l’illustrer est Orochimaru, qui défie le temps à travers son rituel de transfert d'âme. Cette tendance vers l’immortalité se retrouve avec Hidan et Kakuzu bien qu’elle soit plus limitée : Hidan semble immortel tant qu’il effectue son rituel (lien avec le jashinisme) ; Kakuzu l’est grâce à ses cinq cœurs.

Le point culminant en la matière est atteint avec l’Edo Tensei – technique interdite et sévèremment critiquée par Sarutobi ou Kakashi. Les personnes ramenées ne peuvent plus être tuées et rien ne semble pouvoir les arrêter. Le corps idéal serait-il offert par l'Edo Tensei ? Ce kinjutsu permet d’ailleurs de faire le lien avec la seconde limite, les ninjas ramenés par cette technique n’étant plus soumis à une limite de chakra.

Concernant les limites physiques (réserve de chakra…), deux grandes directions se dessinent. La première concerne les greffes, qu’elles servent à élever son niveau et servir ses objectifs (Danzô, Hanzô), poursuivre une quête d’identité en ajoutant toujours plus d’éléments à son corps d'origine (Kabuto), recevoir un cadeau (Kakashi). De telles greffes peuvent néanmoins violer des règles morales et faire l’objet de désapprobations explicites (les recherches d’Orochimaru, le pillage des Uchiha par Danzô).

La seconde direction, plus limitée, concerne les réceptacles : sceller un Bijû dans le corps d’un individu permet à celui-ci, moyennant un entraînement long et dangereux, d’acquérir une quantité de chakra importante et de lever certaines limites de son corps (voire de le transformer partiellement ou totalement). L’intérêt ici est de voir que cette situation vaut, bien souvent, aux réceptacles un regard apeuré, de la haine de la part des habitants, les réceptacles pouvant alors se couper peu à peu des autres ninjas (pensons à Gaara, à Bee ou encore à Naruto : tous les trois ont fait l’objet de tentatives d’assassinat pendant leur jeunesse). 

4. Conclusion

A travers les quelques points évoqués il semble que le corps soit une véritable mine de renseignements. Cet élément n'est pas sans rappeler les équipes de nettoyages, évoquées par Kakashi lors de l’arc Zabuza, chargées de faire disparaître le corps d'un ninja, pour qu'il ne révèle pas ses secrets. Nous retrouvons cette idée, de manière élargie, dans cette chronique, ce qui explique pourquoi le corps est, en partie, caché. Le savoir auquel il donne accès déborde les seules questions de techniques, génétiques... Il renseigne tant sur un physique (avec des oppositions variées) que sur un environnement (social, culturel...) et des pratiques.

Dans ce cadre, le corps parfait n’est pas forcément celui que l’on croit : l’Edo Tensei ne fournit pas un corps optimal (pensons aux déboires de Madara) ; le meilleur corps pour un ninja n’est pas celui qui le transforme en machine de guerre. Au contraire, le bon corps est celui qui permet au ninja d’effectuer des missions mais aussi d’avoir des interactions avec leur environnement, de nouer des relations afin qu’ils ne se retrouvent pas coupés de la vie sociale (comme certains réceptacles), l’existence d’un ninja ne se résumant pas à ses kunaïs.