Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux !
       Pareils aux mannequins; vaguement ridicules;
       Terribles, singuliers comme les somnambules;
       Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
                                       (Baudelaire, "Les aveugles")
Le Salut.

1. Samedi matin, pendant une minute, j’ai été aveugle. Il faisait jour, je ne dormais pas, j’avais les yeux ouverts et je ne voyais rien. Tout était normal d’abord puis les formes sont devenues confuses, sans relief, éthérées ; cela s’assombrissait, la confusion elle-même était de plus en plus obscure. Pour finir, un écran noir, les yeux ouverts pourtant. Je ne dormais pas. J’étais debout, immobile dans la clarté du matin. Une minute et le processus s’inversa.

L’aveuglement est un drame individuel mais il exerce une fascination qui va au-delà de la compassion habituelle. Un certain rapport au monde s’y investit. L’aveuglement est une figure culturelle, une figure qui dénoue notre relation aux signes et qui, partant, nous force à la reformuler.

2.Au Japon, l’aveuglement s’incarne dans des personnages formidables. Loin d’être exclus du visible, ils y exercent une maîtrise supérieure. Ce n’est pas simple effet de compensation : ces aveugles-là voient et davantage, dominent le monde sensible. Par exemple, la figure de Zaitochi, celle du masseur d’Edogawa Ranpo ou encore celle d’Okane, l’amante aveugle de La Femme de Seisaku, film déchirant de Masumura. Chacun, dans leur domaine bien particulier (le sabre, l’art, l’amour) trouve à travers l’aveuglement une manière de maîtrise.  

Ce sont trois figures fictives prises un peu au hasard de mes souvenirs littéraires et cinématographiques. Elles sont cependant les échos d’une conception traversant la société japonaise et dont témoignent, aujourd’hui encore, certaines pratiques médicales. Les aveugles ont en effet exercé un quasi-monopole sur les techniques thérapeutiques basées sur la théorie des méridiens, l’acuponcture, le shiastu ou l’anma ; de nos jours, ils en sont encore des praticiens privilégiés. La médecine est un certain mode de décryptage du visible (l’interprétation des symptômes) ; au Japon, on en confie une des branches les plus populaires à celui qui ne voit pas. Sa cécité est l’assurance d’une forme de clairvoyance.

Il est impossible, à ce titre, de comprendre le personnage de Neji sans accepter ce que ses pupilles blanches nous suggèrent. Neji est l’héritier des aveugles clairvoyants de la culture japonaise, évocation directe de ces praticiens du shiastu et de l’anma, capables de distinguer, à travers nos corps, le tracé énergétique des méridiens comme les Huuygas, à l’acmé de leur aveuglement, voient les chemins du chakra.

3. A cette conception de l’aveugle japonais, plus voyant que les voyants, on opposera la figure pathétique de l’aveugle occidental telle qu’elle est représentée dans le fameux tableau de Bruegel, La Parabole des aveugles (voir ci-dessous). Loin d’être symbole de prescience, l’aveugle marque notre égarement radical dans le monde et la vanité de nos efforts de maîtrise.

Il y a, au fond, pour l’Occident, une identification entre les signes et le visible considéré comme unique mode d’appréhension de la matière. Etre exclu des premiers (être aveugle donc) implique aussitôt une étrangeté radicale au monde (tomber dans un trou comme dans la parabole du tableau). Les signes se trouvent entièrement du côté du visible – toujours comme apparences. En ce sens, ils sont souvent soupçonnés : ne croisant jamais le réel, on finit par les accuser d’en donner une représentation faussée. Si la cécité rencontre, au détour de telle métaphore, la vue, ce n’est jamais que pour signaler à quel point celle-ci voit mal (L’Aveuglement, de Saramago, « Les aveugles » de Baudelaire).

4. L’aveugle japonais est entre le visible et la matière. Il faut faire faire attention à cet apparent paradoxe : l’aveugle voit. Il n’y a pas d’explication physiologique (compensatoire), ni de raison mystérieuse (magique), simplement ceci : l’aveugle voit. Que voit-il ? Pas le visible bien sûr (étant aveugle), ni le cœur essentiel de la matière (n’étant qu’aveugle). Alors quoi ? L’aveugle japonais est sous le visible, légèrement au-dessus de la matière, à leur intersection précisément. L’aveugle japonais voit les signes. Il aperçoit ce qui, au creux du visible, déchiffre la matière, des signes donc. Nouvel arrangement de l’univers que celui que révèle l’aveugle japonais, entièrement étranger à notre penser occidental : le signe n’est pas renfermé dans l’apparence, exilé des essences ; le signe est au croisement de la matière et du visible, c’est une intersection. Une croix.

Une étoile. Le livre de Roland Barthes, L’Empire des signes, rédigé au cours d’un voyage au Japon, est tout entier dédié au monde de cet entre d’eux, le Japon. Barthes ne s’attache ni à la réalité (sociale, politique) de l’archipel, ni à ses représentations (la littérature, la grammaire) mais à l’esthétisation du visible japonais, au Japon comme réel en représentation. La disposition de la table japonaise, la baguette, le Pachinko, la langue, la topographie urbaine sont autant de signes, autant de matière chorégraphiée. Il faut un effort singulier pour échapper à la dialectique de l’apparence et de l’essence et être ainsi capable d’apprécier l’esthétique du réel ; c’est un peu, nous dit Barthes, comme être dans la situation de « connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre », « vivre dans l’interstice, débarrassé de tout sens plein », « descendre dans l’intraduisible », être enveloppé par « l’opacité » du visible, entendre et ne pas entendre, voir et ne pas voir. Etre aveugle donc.  

5. L’aveugle est, pour la culture japonaise, celui qui, se tenant entre le visible et la matière, se fait vecteur vivant des signes. Par contact, le masseur aveugle s’immisce et intervient dans le jeu du corps-signe, il devient signe lui-même, langage s’ouvrant à un autre langage. Le voyageur-aveugle Barthes trouve de très beaux mots pour dire cette traverse de l’être par les signes : « L’auteur n’a jamais, en aucun sens, photographié le Japon », écrit-il, « ce serait plutôt le contraire : le Japon l’a étoilé d’éclairs multiples ».

Un autre ordre du monde donc, autour de la figure de l’aveugle japonais. Cet ordre découvre un espace commun entre la matière et le signe où la matière est signe et le signe matière, une zone d’échanges possibles entre la vie et la figure. N’est-ce pas ce que le « snobisme » de Kojève, en un dernier sens, tentait de décrire de la culture japonaise ? Un monde où les hommes s’efforcent d’être un caractère de l’alphabet social, un rôle tenu du grand théâtre collectif ?

Relisons Naruto. Cette zone d’échange entre la matière et le signe apparaît sous de multiples formes : genjustu, cahier de Sai, invocations, tatouage et sceaux à même la chair, importance de la période Edo. Il y a surtout les dôjustus : par la pupille des Huuygas et des Uchiwas, le monde devient signe, méridiens d’énergie ou illusions d’ombre. La pupille elle-même se fait symbole, point d’intersection exact de la matière et du visible, du voyant et du vu – un signe : étoile et croix (Byakugan et Sharingan). Or les maitres du dôjustu sont tous, d’une manière ou d’une autre, des aveugles.

(A suivre…)

Le Vieux
Le no sms


Liens et références, pour continuer :

Où l'on trouve le poème de Baudelaire en entier :
=> J'vois rien, c'est là ?
Où l'on parle de l'acupuncture au Japon (et des aveugles donc):
=> C'est tout noir
Où voilà un commentaire du tableau de Bruegel, avec référence biblique :
=> Ya quelqu'un ?
Où, zwing zwing, un dossier sur Zaitoichi (le perso, pas le film de Kitano) :
=> Qui a éteint la lumière ?
Où voici quelques infos sur La Femme de Seisaku (à voir, bien sûr):
=> Le film a commencé ?

On lira sinon :
Ernesto Sabato, Alejandra, Seuil, coll. "Points", (1951, réed poche : 1996) :  roman magnifique avec un long passage délirant sur un improbable complot des aveugles, intitulé "Rapport sur les aveugles")
José Saramago, L'Aveuglement, Seuil, coll. "Points", (1995, réed poche : 2000)
Roland Barthes, L'Empire des signes, Seuil, coll. "Points Essai", (1970, réed poche : 2000)