-- Je n’ai jamais eu de nom, ni de forme d’ailleurs.
-- Comme un pet, quoi.
-- Oui. Si tu veux. Comme je n’ai pas de forme, je peux devenir ce que je veux.
-- Ah.
-- Cette fois-ci, j’ai décidé de prendre une forme facile à reconnaître, celle d’une icône du capitalisme. J’aurais bien pris Mickey, mais chez Disney, ils sont assez tatillons avec les droits de reproduction. Je n’ai pas envie de me retrouver avec un procès sur le dos.
(H. Murakami,
Kafka sur le rivage)
Le Salut.
1. Cette chronique est dédiée à un bouquin,
Kafka sur le rivage d’Haruki Murakami. Elle ne parlera donc pas beaucoup de
Naruto. Je sais, c’est mal. J’entends déjà les plus râleurs d’entre vous : « Qu’est-ce que c’est que ce sac ? ». Pourtant, j’insiste : je prends mes aises ; je me mets en congé du gamin en pyjama orange. C’est bientôt les vacances.
2. C’est l’histoire d’un jeune garçon en fugue, Kafka Tamura. Il a fui son père et Tokyo parce qu’il avait peur s’il restait « d’être abîmé au point où l’on ne pourrait plus [le] réparer ». C’est aussi l’histoire de Nakata, un vieillard qui parle aux chats. C’est encore l’histoire du Colonel Sanders, celui des KFC, d’anguilles qui tombent du ciel, d’un morceau de musique, d’écoliers mystérieusement évanouis après le passage d’un avion, d’une maison dans la forêt, de brusques colères, de prostituées qui citent Hegel et d’un garçon nommé Corbeau.
3. Un ami m’attendait au café en lisant ce livre. Le lendemain, je le retrouvai dans la bibliothèque d’une amie chez qui je dinais. Après en avoir lu quelques pages, je décidai de lui emprunter. Ce qui m’a immédiatement frappé, c’est le style. J’ai lu plusieurs romans japonais et, à chaque fois, l’écriture avait une forme de préciosité, un concentré de complexité et de transparence qui a fini, pour moi, par incarner l’esthétique littéraire des écrivains de ce pays. Je pense notamment à Mishima, cité en exergue de la dernière chronique.
Or, le style de
Kafka sur le rivage est presque enfantin : la phrase seule semble être en deçà de toute ambition artistique : elle est peu travaillée, presque plate. C’est au bout de la page et au fil de l’histoire qu’elle finit par dégager une musique singulière et qu’elle prend sa valeur poétique. Un exemple, un peu au hasard : Kafka Tamura part.
La route est plutôt longue jusqu’à Takamatsu : dix heures de bus. Nous arriverons tôt demain matin. Du temps, j’en ai plus qu’il n’en faut. Le car quitte la gare routière peu après huit heures du soir, j’abaisse mon dossier. Aussitôt enfoncé dans mon siège, ma conscience s’amenuise, comme une pile qui achève de se décharger, et je m’endors. Vers le milieu de la nuit, un orage éclate. Je me réveille de temps en temps, jette un petit coup d’œil entre les rideaux bon marché, regarde l’autoroute. Les gouttes de pluie frappent violemment les vitres, brouillant la lumière des réverbères qui bordent la route. Ils défilent à perte de vue, plantés à intervalles réguliers comme s’ils étaient destinés à mesurer le monde. Une nouvelle lumière surgit et l’instant d’après elle n’est plus qu’un souvenir, une lueur surannée qui disparaît derrière nous. Je regarde ma montre : minuit vient de passer. Et mon quinzième anniversaire est là, propulsé à l’avant de la scène. C’est un roman qui construit ses effets par accumulation douce. Rien n’est forcé, rien ne jaillit mais, au final, le monde entrevu est inattendu, il inquiète par surprise lente. Car le propre d’une telle écriture est qu’elle parvient, par sa douceur même, à acclimater les choses les plus étranges : un homme qui parle aux chats, une ombre claire, des poissons qui tombent du ciel donc ; le surnaturel s’ajoute sans heurts à la réalité contemporaine. Cela fait penser aux dessins animés de Miyazaki (
Princesse Mononoké,
Le Château ambulant etc.) qui ne posent jamais la question du réalisme bien qu’ils naviguent entre le quotidien le plus normal et l’onirisme le plus délirant. Or, l’œuvre de Miyazaki se signale aussi par sa douceur.
4. Naruto a besoin de justifier, de rationaliser, son imaginaire. C’est bien parce que ce manga intègre une forme de rigueur logique que les lecteurs peuvent se lancer dans de grandes théories compliquées. Les romans sont plus libres à cet égard, plus fous peut-être, parce qu’ils ne doivent pas séduire un public aussi nombreux, qu’ils n’ont aucune contrainte marketing à l’inverse d’un manga comme
Naruto qui ne peut pas vraiment se permettre de partir en vrille au risque de braquer une partie de son lectorat. Or, libre,
Kafka sur le rivage l’est singulièrement.
C’est d’ailleurs cette liberté qui rend ce livre si captivant dès les premières pages. Non seulement elle aiguise notre curiosité car tout peut arriver mais surtout elle semble faire du dialogue entre le livre et le lecteur un
entretien exclusif : l’auteur ne s’adresse pas à la foule informe qu’ordonne un désir de voyeurisme, non plus à telle partie de la population masculine qui rêve de puissance et de badaboum, ni même à cette génération qui se méfie du réel, non, l’auteur uniquement soucieux de sa propre liberté ne s’adresse à personne, autrement dit,
exclusivement, à celui qui veut bien l’écouter.
5. D’un certain point de vue donc,
Kafka sur le rivage libère de tout ce qui, dans
Naruto, nous parle par-dessus l’épaule. Toutes ces grandes paroles qui s’attachent en nous à ce qui nous appartient le moins, les désirs de l’âge, les fantasmes commerciaux, les soupçons communs, ce roman les dédaigne. De
Naruto, il ne resterait qu’une chose : ce qui se chuchote, un secret de lecteur sensible.
Naruto en vacance de lui-même : une bonne manière de passer les vôtres.
Le Vieux.
Le
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