J'ai aujourd'hui dix-huit ans. Masashi Kishimoto, pour ta part, en ce dimanche 8 novembre 2009, cela fait désormais trente-cinq ans que tu es venu au monde, à Okayama. Sommes-nous plus liés que les autres au travers de nos dates ? Mais il est une célébration encore plus importante : hasard du calendrier, c’est il y a dix ans qu’était publié au Japon le premier chapitre de la série Naruto. Dix ans de sourires, d’excitation, parfois de larmes. Puisses-tu nous continuer ainsi : joyeux anniversaire, Kishimoto, joyeux anniversaire, Naruto.

Je reconnais ton génie depuis le moment où j'ai découvert la série, Kishimoto. Toutefois, ne m'attends pas à me voir en train de faire tes louanges en ce jour. Car, admiration et plaisir mis à part, il est un aspect du manga dont j’ai pris conscience assez récemment, et qui, avouons-le, m’a indigné. Probablement parce qu’au fil de la lecture, cet aspect était devenu d’une banalité sans égal. Lecteur, t’en étais-tu toi aussi rendu compte ? Ils sont jeunes, ils sont souriants, ils sont charismatiques : mais les protagonistes de l’histoire, agissant sous le titre de shinobis, sont de véritables enfants-soldats.

En regardant de plus près, dès le second tome, le ton de l’histoire est donné. Naruto, Sasuke et Sakura se rendent en effet au pays des Vagues, sous la direction de leur maître-colonel Kakashi, afin de protéger Tazuna des agressions extérieures. A douze ans, les trois enfants devront se battre à mort contre d’autres guerriers qui sont pourtant leurs égaux : Zabuza et Haku. Sasuke lui-même, rappelons-le, manquera d’y laisser la vie. Mais cela provoque-t-il une quelconque réaction de la part de Konoha ? Point du tout. Le vieux maître Hokage, qui n’est pas si papi-gâteau qu’il n’en a l’air, ne remue pas un sourcil sur cette affaire. Aucune réaction non plus de la part de nos héros : c’est bien normal, et pourquoi ? Un crédo de ninja leur est inculqué depuis l’Académie. Il faut se battre, à mort. D’où une réflexion de ma part : Kishimoto, sais-tu en face de quoi tu mets tes héros chéris ? N’as-tu en réalité aucune humanité envers la jeunesse ? N’as-tu pas un soupçon d’affection pour l’enfance ?



Historiquement, je ne connais pourtant pas beaucoup de conflits où les enfants interviennent aussi souvent que les Shikamaru, les Neji… sur le champ de bataille, et ne se rangent pas seulement du côté des victimes. Nous allons en citer un : je me souviens surtout de la Croisade des Enfants, en 1212, au cours de laquelle des jeunes garçons, et des personnages populaires, se mettent en tête de délivrer le tombeau du Christ des mains des musulmans. Des légendes affirment qu’ils ont fini esclaves en de lointaines contrées. Mais une chose est sûre, qu’ils fussent 30 000 « combattants » ou non, personne ne vit Jérusalem, et beaucoup périrent de faim ou de maladie sur le chemin. La Croisade des Enfants est, à sa manière, l’une des plus grandes tragédies du Moyen-Âge.

Mais digressions historiques mises à part, personne n’est sans savoir qu’actuellement, des dizaines de milliers d’enfants se font littéralement exploser à la surface du globe, encore aujourd’hui, au mépris le plus total des droits de l’Homme. De la même manière qu’Haku est transpercé, au sens propre, par le poing de Kakashi. Mais qu’est-ce qui pousse tant de jeunes shinobis à accepter de donner leur vie pour cette institution temporelle qu’est le village ninja ?

La guerre, aux yeux de ces enfants, est-elle vue comme un jeu ? C’est possible. Voltaire, dans son Candide, donne à un moment une description assez particulière de la guerre, elle est vue comme une belle partie entre une multitude de joueurs, avant d’être dépeinte dans toute son horreur. Dans 1984, George Orwell, lui, dresse le portrait d’enfants fascinés par la guerre, par les trompettes et leur son aussi  insupportable que strident, par Big Brother, enfants qui n’hésiteront même pas à dénoncer leurs parents à la police d’un régime plus que totalitaire.

Il est d’autre part parfaitement vrai de dire que les enfants sont très manipulables, particulièrement avec l’idée de récompense qu’il y aurait derrière l’accomplissement de telle ou telle action. N’accepterait-on pas, entre camarades, de montrer son courage, en volant les craies du maître d’école, en dérobant une feuille d’exercices appartenant à un autre camarade, juste pour la conséquence de l’action, dans ses effets mélioratifs ? Un paquet de bonbons vaut-il un petit méfait ?

Autre raison, concernant particulièrement des enfants tels que Sasuke, pour se mettre au service de la nation : la vengeance. Dans Naruto, beaucoup de guerres sont causées par l’esprit de vengeance. Que font les maîtres de l’Akatsuki ? Ils se vengent de leurs souffrances passées. Tout simplement, pourrait-on dire.



Mais à vrai dire, un tel étalage d’idées est inutile, car les enfants ne choisissent même pas leur destin : ils sont enrôlés dans l’armée. La situation en serait presque comparable à des pratiques d’anciens régimes tristement célèbres. Par ailleurs, il est important de noter que les parents ne s’inquiètent aucunement du sort de leurs enfants… Un père, dans le premier chapitre de l’histoire, n’est-il pas follement heureux de voir son fils diplômé de l’Académie militaire du pays ? D'ailleurs, imaginons : aurait-il hésité à le déshériter si cela n'avait pas été le cas ?

C’est pourquoi, à l’évidence, je peux te dire, Kishimoto, qu'à mes yeux, tu n’aimes pas les enfants. Preuve en est par l'existence même de Naruto. L’examen chuunin est probablement le point culminant du récit où ressurgit cet aspect honteux d’enfants soldats. Car Sarutobi le dit lui-même : il s’agit d’une guerre à échelle réduite entre les pays ninjas… Les bras m’en tombent, en y repensant. Voici l’illustration suprême de l’enfant utilisé par l’adulte dans un contexte guerrier, utilisé pour ne pas trop entamer sur le budget national, pour épargner la vie des vrais combattants... Mais pour reprendre cette idée de jeu, précédemment évoquée, les enfants ne voient-ils pas justement en cet examen, et plus généralement dans le conflit, un bel affrontement dans les règles ? On prétend détester la guerre, mais c’est la fleur au fusil qu’on s’y rend. Et qu’est-il fait de la part des Tsunade, des Sarutobi… Pour empêcher des cœurs purs de mourir au combat, dans des circonstances affreuses, ou pour empêcher leur perversion ? Triste monde, à vrai dire.

N’y a-t-il aucun espoir de voir ce genre d’évènements disparaître ? Vient-il au fur et à mesure que le manga s’écoule, du personnage de Naruto ? J’en doute. Si Naruto, touché par le courage guerrier d’Hinata, parle d’écraser le poids des traditions dans la famille Hyuuga, il n’est pas inclus dans son programme l’arrêt de ce matraquage psychologique infâme des enfants autour de la guerre. Loin de là, et la seconde partie du manga est encore plus sombre que la première, là où on se rend compte que Sasuke ballote entre toutes les mains, qu’Itachi a été contraint de se transformer en tueur pour raison d’État…

Pauvre Tazuna ! Il a été le seul à affirmer que les conditions dans lesquelles les ninjas étaient formés étaient affreuses. Et encore, au village de la Brume, les jeunes se massacrent carrément pour obtenir le titre de shinobi… Posons-nous la question : est-ce en apprenant aux enfants à faire la guerre que l’on obtient la paix ? Tazuna, ou l’incarnation du bon sens ? Si c’est le cas, alors le bon sens est mis de côté pour longtemps. Triste monde, répétons-le.

Kishimoto. En ce moment, c’est le temps des fêtes. Ton anniversaire aujourd’hui, et demain, commémoration de la chute du Mur de Berlin, espoir d’une paix mondiale il y a deux décennies. Et pourtant, je te le demande : peux-tu te définir comme humaniste au travers de tes récits ? Encourages-tu ce système morbide, qui produit des Naruto, mais aussi des Danzou, des Nagato ? Kishimoto, aimes-tu les enfants ? En te lisant, je l’ignore. Mais si tu es vraiment animé d'un sentiment humain, bienveillant, alors je te le demande, arrête Naruto.

Paix au-dessus de tout.




Merci à Je sais pas et Adrien pour me donner l'occasion unique de célébrer personnellement les dix ans de Naruto et de prendre pour une fois la place du Vieux.

Merci à vous, internautes, pour avoir lu cette Chronique intermédiaire : j'espère néanmoins qu'en dépit des faiblesses qu'elle révèle par rapport aux textes habituels du Vieux, elle vous aura plu.

Pour aller plus loin, je vous adresse ces quelques liens :
- Où l'on écoute la chanson Children's Crusade de Sting : ici (il n'y a pas d'image) ;
- Où l'on se renseigne sur la situation actuelle des enfants-soldats : sur les sites d'Amnesty International, de l'UNICEF, de Child Soldiers (en anglais) ;
- Où l'on peut lire un extrait de Candide sur la guerre : ici
- Où l'on peut débattre des enfants-soldats sur le forum : c'est là.