On n'en voyait point d'occupés
        A chercher le soutien d'une mourante vie ;
        Nul mets n'excitait leur envie ;
        Ni Loups ni Renards n'épiaient
        La douce et l'innocente proie.
        Les Tourterelles se fuyaient :
        Plus d'amour, partant plus de joie.


Le Salut.

1. Voici l’Amour Triomphant, tableau du Caravage. On m’a dit qu’il faisait penser à Naruto. Un Cupidon hilare s’empresse vers nous, renversant tout sur son passage. A première vue, une illustration classique de l’Amour comme puissance enfantine et irrespectueuse. Pourtant, on ressent un vague malaise.

Le sourire d’abord qui n’a rien d’angélique. Cupidon nous regarde et semble nous mettre au défi : c’est une invitation sarcastique à la bagarre. Il nous montre les dents, grimace un peu et n’a peur de rien. Les représentations traditionnelles de l’Amour nous le montre souvent en chenapan mais ici, la proximité physique de l’attitude, la cruauté du rictus et le dédain provocateur du visage donnent à ce tableau un air de vanne outrageante : Cupidon est une racaille.

Il y a surtout les ailes. Ce sont de grandes ailes sombres très réalistes. On est loin des petites plumes blanches et immaculées des Cupidons habituels, ceux du Titien ou de Poussin par exemple. L’Amour de Caravage n’est pas une allégorie inoffensive et abstraite ; c’est un être charnel, un corps monstrueux. Il est entre l’animal et l’humain et pour cela, diabolique.

2. Des animaux, dans Naruto, il y a en plein. Ils entretiennent avec nos héros des rapports sympathiques. Les renards prêtent leur puissance, les chiens recommandent les meilleurs itinéraires et les crapauds méditent à haute voix sur l’existence. Certes, parfois, ils sont un peu grognons mais, en général, à condition d’un signe de la main ou d’une bonne discussion, on peut les apprivoiser.

Leurs relations avec les humains ne sont pas conflictuelles. L’animalité est un bénéfice net pour celui qui sait y avoir recours. Dans le combat, celui qui renonce à son humanité prend l’avantage. Naruto incarne cette supériorité de la bête : ses émotions irréfléchies et son renard portatif sont ses principaux atouts. On demande au combattant d’être réactif et spontané autrement dit de se libérer d’une distance vis-à-vis du monde, d’un espace de réflexion. Plus loin dans le manga, on apprendra qu’à condition de devenir un peu animal, on peut bouleverser notre rapport à l’univers et s’y dissoudre avec profit.

Un philosophe allemand a caractérisé la relation au monde de l’animal par le terme de « stupeur ». L’animal est toujours stupéfait par son environnement. Le chat n’a pas de relation avec l’oiseau qui apparaît dans son champ de vision : il est l’oiseau, les gestes de l’un sont les stimuli de l’autre, sans intervalle ni espacement. Le chat est subjugué par l’oiseau – stupéfait. Dans Naruto, l’animalité signale aussi un moment d’abandon au monde : le combattant devient une arme, le ninja animalisé communique avec l’énergie de la pierre.

3. Si la « stupeur » définit la relation de l’animal au monde, celle de l’homme est caractérisée par « l’ennui ». L’ennui, c’est le moment où les choses ne nous parlent plus, où nous sommes étrangers au monde : « Dans l’expérience de l’ennui profond, l’homme a pris le risque de suspendre son rapport de vivant avec son milieu ». C’est une expérience impossible à l’animal et à l’exact opposé de la stupeur. Quand rien ne l’excite, le chat roupille.

Le personnage de Naruto, de nouveau, se prête bien à ce schéma, passant de l’hyperactivité à la paresse la plus molle. S’il est, définitivement, le héros de Kishimoto, c’est qu’il représente un moyen terme heureux entre l’animal et l’homme, entre la stupeur et l’ennui, l’abandon au monde et son exil. Dans notre manga, l’animal est la condition de l’aventure, le signe de la vie. Les figures les plus lasses et les plus cérébrales sont aussi les plus morbides (Sasuke). Bien entendu, Naruto est aussi le ninja le plus imprévisible, le plus étonnant – l’étonnement, une autre figure de la stupeur.

4. Revenons au Caravage. L’animalité est peut-être un signe de l’amour : l’adhésion totale à son objet et l’exaltation du monde, la stupeur en un sens, ne sont-elles pas des marques certaines de la passion amoureuse ? Ceci expliquerait assez bien les ailes singulières de notre Cupidon. Cela rendrait compte aussi du côté explosif de son apparition, jaillissant sur la toile pour nous étonner – nous stupéfier donc.

Mais il y a un léger problème. A ses pieds, comme rejetés, on trouve en effet des instruments de musique (et, au premier plan, une armure). C’est un peu inattendu : en général, les arts accompagnent l’amour. Surtout, comme le signale un critique anglais, ces objets rappellent une autre image: Melancholia I de Dürer. Là aussi, aux pieds de l’Ange mélancolique, sont abandonnés les signes de l’art et de la création.

L’histoire est donc un peu contradictoire : l’irruption bouleversante de l’Amour suscite les signes de la mélancolie. L’amour en son caractère stupéfiant produit donc l’ennui ? En nous présentant un Cupidon aussi marqué par l’animal, Le Caravage nous propose en fait une leçon assez sombre. Il y a une solidarité entre l’ennui et l’animalité car l’animal est le signe de ce que l’homme a perdu : un rapport immédiat au monde ; chaque marque d’animalité nous remet en mémoire cet écart essentiel. L’amour triomphant, c’est l’instant où l’on mesure la distance entre nous et l’objet notre désir. Nous ne sommes pas des chats, impossible donc d’attraper cette paire d’ailes-là. C’est pourquoi Cupidon se moque : il est intouchable.

Diabolique, je disais.

Le Vieux
Le no sms


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