« Pères, il ne fallait, à qui la force tremble,
Par un mauvais conseil les jeunes retarder ;
Mais, et jeunes et vieux, vous deviez tous ensemble
Et le corps et les biens pour elle hasarder.
Ménélas fut bien sage et Pâris, ce me semble,
L’un de la demander, l’autre de la garder. »
(Ronsard, 1578, Sonnets pour Hélène)

La question de la formation des couples anime souvent nombre de lectrices et de lecteurs de mangas. Naruto ne fait pas exception à la règle et nombre d’analyses sont proposées. L’idée générale est de voir à travers les propos des personnages, leurs attitudes, regards, complémentarité, etc. le signe que tel couple est plus probable que tel autre.

Depuis (au moins) les propos tenus dans Le Banquet de Platon jusqu’aux analyses de Bozon et Héran, en passant par la littérature et le cinéma la question des couples intrigue. A la vision d’un amour libre où chacun pourrait épouser qui il souhaite a succédé nombre de nuances avec la prise en compte de différentes contraintes (géographiques, normes sociales, ressources, etc.). A la lumière de ces éléments et de la richesse de ces « matériaux » cette chronique – et la démarche adoptée – apparaîtront extrêmement réducteurs. Cette limite est parfaitement assumée – et revendiquée ? – l’objectif poursuivi ici étant de proposer une manière simple et amusante (espérons-le) de régler la question de la formation des couples.

Pour ce faire la base de cette chronique est un article de 1962, publié par Gale et Shapley et disponible ici. Pour voir le mécanisme en action on peut jeter un oeil là.

 

1. Quand 90210 Beverly Hills débarque à Konoha...

Commençons en prenant huit ninjas (quatre garçons et quatre filles) et supposons que les préférences de ce petit monde, en matière amoureuse, soient :

Hinata : Naruto > Shikamaru > Lee > Sasuke
Tenten : Lee > Sasuke > Shikamaru > Naruto
Sakura : Sasuke > Naruto > Lee > Shikamaru
Temari : Shikamaru > Sasuke > Naruto > Lee

Naruto : Sakura > Hinata > Temari > Tenten
Sasuke : Sakura > Temari > Hinata > Tenten
Lee : Sakura >Tenten > Hinata > Temari
Shikamaru : Temari > Hinata > Sakura > Tenten

On suppose aussi que ce sont les hommes qui se déclarent aux kunoïchis (galanterie oblige ?). Sakura reçoit trois offres, Temari une. Shikamaru étant son choix n°1, Temari accepte l’offre du jeune Nara. Comme Sakura préfère Sasuke, elle choisit celui-ci ; Naruto et Lee ont été repoussés. Naruto fait alors une offre à Hinata (la deuxième sur sa liste) et Lee à Tenten (qui est aussi la seconde sur sa liste). Les deux jeunes filles acceptent. Plus personne ne fait d'offre, et on a une situation stable mais pas forcément optimale : Naruto et Lee ne voudraient changer que pour Sakura, mais cette dernière préfère rester avec Sasuke, tandis que Hinata, Temari et Tenten sont avec leurs ninjas préférés.

Ce mécanisme ne dit pas que ces couples vont se former immédiatement. Il se peut tout à fait qu’au détour d’une mission, d’une soirée bien arrosée, d’un coup de foudre passager, des couples différents se forment : Sakura peut se mettre avec Naruto, Hinata avec Lee, Sasuke avec Temari et Shikamaru avec Tenten. Quelques disputes, tensions, kunaïs lancés, etc. plus loin on aboutira à la formation des couples mentionnée plus haut. (Remarquons que cet exemple a pour particularité de proposer des couples qui seraient les mêmes que ceux obtenus si les filles prenaient les devants.)

Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes (en excluant la quatrième grande guerre ninja) et nos ninjas couleront des jours heureux, auront des enfants (ou pas), et la volonté du feu se perpétuera. Arrivé ici nombre d’arguments seront soulevés pour s’élever contre tel ou tel couple. Quitte à persévérer dans cette voie, proposons une autre illustration faisant, cette fois-ci, intervenir le calcul des agents. Pour le dire d’un mot – et poursuivre notre route aux Etats-Unis – on passe de Beverly Hills à Dallas.

 

2. Dallas, ton univers impitoyable et tes calculs individuels

Le passage de Beverly Hills à Dallas va se concrétiser à travers l’introduction d’un nouveau personnage : Ayame, la fille d’Ichiraku. Elle permettra d’illustrer l’idée suivante : un agent peut avoir intérêt à jouer contre son intérêt (à court terme) pour se retrouver dans une position plus favorable à moyen/long terme (i. e. à l’équilibre). Ajoutons-lui quelques camarades, avec les préférences amoureuses suivantes :

Karin : Sasuke > Naruto > Chôji > Shino
Ino : Sasuke > Chôji > Naruto >  Shino
Sakura : Sasuke > Naruto > Shino > Chôji
Ayame : Chôji > Shino > Naruto > Sasuke

Sasuke : Ayame > Sakura > Ino > Karin
Naruto : Ayame > Karin > Sakura > Ino
Chôji : Karin > Ino > Ayame > Sakura
Shino : Ino > Karin >Ayame > Sakura

En suivant la même démarche qu’auparavant, on obtiendrait, comme couples : Naruto-Ayame, Chôji-Karin, Ino-Shino et Sakura-Sasuke.

Cependant, supposons qu’Ayame connaisse les règles du jeu et les préférences des intervenants (anticipations rationnelles nous voilà !). Au premier tour, elle reçoit la déclaration de Naruto et celle de Sasuke. Elle accepte la demande du second. Cela peut sembler étrange car en acceptant Sasuke elle rejette Naruto, alors qu’elle le préfère. Mais cette petite manipulation va lui permettre d’améliorer sa position.

Après le premier tour on aboutit aux couples Sasuke-Ayame ; Chôji-Karin ; Shino-Ino et Naruto se retrouve seul. Naruto passe donc au nom suivant : Karin. La jeune Uzumaki préfère Naruto à Chôji donc elle laisse ce dernier. On a alors Sasuke-Ayame ; Naruto-Karin ; Shino-Ino et Chôji qui se retrouve tout seul. Du coup Chôji fait une offre à Ino qui accepte de quitter Shino. Il se retrouve tout seul. Il fait alors une offre à Karin qui préfère rester avec Naruto donc Shino demande à Ayame. La fille d’Ichiraku brise le cœur de Sasuke pour filer avec Shino. Sasuke fait alors une offre à Sakura qui accepte.

Résultat des courses, on obtient une autre situation stable dans laquelle Ayame finit avec Shino au lieu d'être avec Naruto si elle avait respecté les règles du mécanisme. Comme Ayame préfère Shino à Naruto, elle avait tout intérêt à agir comme elle l’a fait !

 

3. Les limites : tous les chemins ne mènent pas à Dallas (ni à Beverly Hills)

Aussi caricatural soit-il ce mécanisme possède quelques avantages : simplicité de la procédure, réduction des facteurs pertinents au strict minimum, stabilité des couples… Ce qui fait sa force est aussi ce qui fait sa faiblesse : peut-on se représenter les relations amoureuses entre les personnages sous cette forme ? Les dépouiller de tout autre élément ? Réduire les paroles, échanges, gestes des personnages à une simple relation de préférences ? Chacun se fera sa propre idée.

Même de manière interne, des limites apparaissent : il faut connaître les préférences des ninjas ce qui est loin d’être évident vu leurs déclarations ambiguës, savoir qui des garçons ou des filles vont prendre les devants. Qui plus est, si les personnages ne sont pas capables de hiérarchiser leurs préférences (parce qu’ils hésitent, qu’il leur est indifférent d’être avec Sakura ou Hinata, etc.) alors la démarche adoptée tourne rapidement au cauchemar (et approche davantage de la réalité ?).

Surtout, pour prolonger ce qui vient juste d’être évoqué, le résultat obtenu n’est valable que pour  un ordre donné de préférences. Si on admet qu’elles évoluent au fil du temps (parce que Tenten s’aperçoit que Lee lui vole ses sous-vêtements, Naruto est effrayé qu’Hinata se mette à le surveiller et promette à la moindre fille qui s’approche de lui en mettre une, Sasuke se met à distribuer des fleurs aux filles de Konoha et à leur servir le même discours, ce qui ne plaît pas trop à Sakura*) alors les résultats obtenus ne tiennent plus. Il faut réorganiser les préférences et de nouveaux couples vont se former. En admettant que de telles révisions de préférences soient endogènes alors la dynamique à l’œuvre n’assure plus la stabilité des résultats, qui était justement un acquis important de cette formation des couples.

Naruto, comme beaucoup d’œuvres, fournit ainsi nombre d’éléments pour résister à une réduction comme celle proposée dans cette chronique. La question de savoir qui finira avec qui ne sera pas tranchée aujourd’hui et ne le sera peut-être jamais. Faut-il pour autant conclure qu'une telle démarche est inutile ? Pas forcément. Non seulement elle permet de ne pas en rester à un "c'est compliqué" et permet d'aboutir à des résultats clairs mais en plus elle peut être dupliquée à d'autres situations (affecter des équipes ninjas sur des missions, choisir s'il faut ou non accepter une trêve avec les Senju (ou les Uchiha), décider ce que l'on préfère entre s'entraîner, faire des missions ou barbouiller les visages de pierre des Hokages...). Mais ce mécanisme de décision aura sans doute fort à faire pour convaincre de sa pertinence pour la question des couples.

 

* Toute ressemblance avec des personnages présents dans Road to Ninja serait bien évidemment involontaire.