Quel est l’étonnement que produit une œuvre : même
                   si elle modifie ce que nous savions de la vie
                   désormais nous avons été étonnés inconsciemment à
                   travers le style et le changement qui suit n’est que
                   l’influence qu’elle exerce à travers le style.
                                (Yukio Mishima, Les Amours interdites)

Le Salut.

1. Genjutsu ! En cherchant sur le Web une traduction convaincante, je n’ai rien trouvé d’autre que des termes généraux : « magie », « sorcellerie ». Seuls les sites de Naruto proposent des traductions plus précises, distinguant le préfixe (gen’ de gen’ei, « hallucination », par exemple) du radical (jutsu). A dire vrai, j’ignore si elles sont réellement plus exactes. Vous me direz. De toutes manières, de telles explications manquent la véritable caractéristique du genjustu : il égare le lecteur entre fiction et réalité.

2. Des combats récents nous ont montré toute l’étendue des possibilités narratives du genjustu : on croyait assister à une bagarre sanglante, ce n’était en fait qu’un jeu d’illusions à distance. Le temps même était touché par cette technique : ce qui semblait interminable n’avait duré qu’une poignée de secondes.

Pourtant, au-delà de ces procédés qui peuvent nous faire sourire ou bien qui nous agacent, le meilleur genjustu reste celui qui s’attaque à l’histoire toute entière, qui nous dit : « ce que vous croyiez avoir lu n’était qu’une illusion ». Car, au fond, le genjutsu de combat n’affecte qu’un moment de notre expérience de lecture quand le genjutsu d’intrigue trouble l’ensemble de nos convictions de lecteurs. Cela perturbe un peu plus que notre intelligence de la fiction ; notre affection pour tel personnage, notre impatience de tel dénouement, notre confiance en l’auteur et plus généralement, notre relation au livre et à ses codes sont bouleversées quand nous découvrons que nous n’avons pas lu ce que nous croyions lire. Or, ce bouleversement-là n’est en rien fictif : c’est nous qui sommes chamboulés.
    
3. Nous découvrons à quel point Kishimoto aime ce type de jeu pervers avec son public. Il est probable que celui-ci en soit également friand. N’est-ce pas, grosso modo, la génération Matrix ? Enfant de Mulder et Sculy, grand consommateur de la réalité virtuelle IG, si perplexe face au réel qu’il fut à deux doigts de douter du 11 septembre, le lecteur de Naruto n’aime-t-il rien tant que d’avoir été manipulé par les apparences ?

Je caricature ? Sûrement car il y a une condition un peu bizarre à ce goût pour la virtualisation du réel : une leçon est nécessaire, tranchée, toute nette. Etre manipulé n’est pas agréable – l’avoir été, infiniment. Ce qui est recherché à travers toutes ces histoires de complot et de jeux sur les apparences, c’est, paradoxalement, une certitude. Certes, au final, la leçon est entièrement négative, morbide même, « il n’y a pas de réel » ou « la vérité est ailleurs » ; cela n’en reste pas moins une leçon.

4. Au moment de Matrix, un autre film est sorti, bien meilleur à mon avis : ExistenZ de David Cronenberg. C’était plus ou moins la même histoire de manipulation, à une différence près : tout à la fin restait problématique. Le film des frères Wachowsky nous surprenait au moment où il nous révélait où était le réel ; celui de Cronenberg restait scrupuleusement à la limite du dévoilement, préférant nous égarer en ne disant rien. ExistenZ n’a pas eu le succès de Matrix car ce qui séduisait dans Matrix, ce n’était pas l’hésitation sur le visible mais le pessimisme de la leçon tirée de cette hésitation. Nous ne désirons pas le trouble de l’ambiguïté  – nous voulons le désenchantement le plus net. La pilule rouge, please.

Itachi, le grand maître du genjutsu, est aussi le personnage le plus mélancolique. Cela ne nous étonne pas : Itachi est revenu du dilemme de l’illusion et de la réalité. La tristesse de son regard nous confirme ce que nous savions déjà tous : la leçon du grand genjutsu de l’existence est désespérante. Pour cela, il recueille tous les suffrages des fans de Naruto tant est absolue notre envie, sourde et mécanique, d'être déçu.

Le Vieux
Le no sms
(sur une suggestion par email d'Ariane G.)

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