Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
                       Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
                       Chargé de toile, et va roulant
                       Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.

Le Salut.

1. Chacun a sa propre perception du temps et la lenteur est une notion relative. Pour le môme hyperactif et intoxiqué de l’autre côté de l’écran de son ordinateur, chaque seconde qui le sépare de son chapitre hebdomadaire est une seconde en trop ; pour lui, tout est trop lent : Kishimoto, CN, Internet. Le même pourtant appréciera les épisodes de l’anime quand la moindre séquence m’insupporte tant elle me semble interminable et paradoxalement inanimée

La juste mesure de la lenteur, ce serait donc à la fois un rapport relatif et un délai par rapport à la concrétisation d’un désir, autrement dit une attente. La tortue est lente par rapport au lièvre. C’est une compréhension possible de la lenteur. Mais nul rapport n’expliquera l’impression de lenteur du monde éprouvée par le CNien : rien ne fait critère, rien ne la mesure sinon l’écart du désir à la chose désirée. Ce qui est lent, qui n’est jamais assez rapide, c’est la satisfaction de son envie ; à la limite, la lenteur n’a plus grand-chose avoir avec la vitesse. C’est l’intensité du désir qui la détermine exclusivement.

2. La lenteur-attente peut être considérée comme une valeur négative, comme un obstacle mis à nos envies.  Elle peut être aussi considérée comme un moyen d’intensifier le désir et sa satisfaction future ou de le surpasser. Les grandes philosophies antiques (le stoïcisme, l'épicurisme) ont investi cet aspect de la lenteur.

La lenteur-vitesse a également une double polarité. Le retard est généralement crispant, condamnable. On peut pourtant l’interpréter aussi comme une libération vis-à-vis des délais habituels, une émancipation du calendrier. On peut faire résonner lentement avec librement comme le fit, par exemple, un Pierre connu : "Flâner, c'est avancer librement, lentement dans une ville pressée, n'attacher du prix qu'à la merveille de l'instant".

En général, dans Naruto, la lenteur, qu’elle soit attente ou rapport, n’est pas valorisée. Elle s’oppose à la série fondamentale de la puissance (génie, force, désir) qui caractérise le Shonen et à laquelle appartient pleinement la vitesse, la plus grande vitesse. La lenteur pour nos héros, c’est l’ennemie. Une séquence magnifique et terrifiante imagine ainsi un moyen pour supprimer, au prix d’un massacre symbolique, la lenteur nécessaire à l’apprentissage.

3. Un physicien m’avait un jour confié son projet d’écrire un polar mettant en scène un peuple minuscule que caractériserait un pouvoir très spécial : la super-lenteur. Ils seraient si lents, me dit-il, qu’ils seraient capables d’investir les interstices de l’espace-temps et d’arrêter si nécessaire son cours inexorable. Je n’avais pas tout compris. Mais, j’avais du mal à concevoir le sex-appeal d’un peuple de nains lymphatiques. « Vi-i-ite, all-lon-ons sau-au-ver le-e mo-on-de-e  ».

Ma réaction était idiote. La perspective inverse (et toute spéculative) d’une société qui ne vivrait qu’à coup d’accélérations, de réductions des délais, de justice expéditive, de dénonciation outrée de l’attente, qui s’imaginerait que la satisfaction immédiate du moindre désir pourrait être une raison suffisante au vivre-ensemble, cette perspective-là suffit à rendre au moins estimable un univers de tortues microscopiques. Au point d’aimer les Shippuudens ? Faut pas pousser.

Le Vieux
Le no sms

 

La Chronique ralentit elle-même le rythme. Elle paraîtra toutes les deux semaines, toujours le lundi. Vous êtes invités à laisser des commentaires sur les dessins de Yun qui accompagnent depuis deux semaines -- et pour longtemps j’espère -- ma chronique. Cela lui fera plaisir.


La Chronique est une invitation à exercer notre curiosité. Elle prétend faire de Naruto un prétexte à la discussion et à la découverte. Ce sont des prolongements que vous lui donnez et les corrections que vous lui apportez qui donnent à la chronique sa véritable valeur.
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Où l’on fait l’éloge (politique, psychosocial, civil, journée internationale) de la lenteur :
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Où quelques cinéastes se distinguent des productions speedées actuelles en travaillant la lenteur (films à voir) :
=>lent-métrage ou très lent-métrage 
Où l’on peut lire, sur l’attente et le désir, le temps perdu, de (très) beaux textes :
Roland Barthes, « l’Attente », Fragments d’un discours amoureux, pp. 47-50.
Jacques Réda, « Eloge modéré de la lenteur », dans Recommandations aux promeneurs, pp. 85-94.