"I could have been a contender."
Marlo Brando
(repris par M. Faithfull)

Le Salut.


1. Comme vous avez pu le constater, la publication de la Chronique est devenue, depuis le début de l’année, très irrégulière. Manquant de temps (et parfois, il faut l’avouer, d’idées), je n’ai pas pu respecter le rythme bihebdomadaire que je m’étais fixé ; veuillez m’en excuser. L’année à venir ne me permet pas d’envisager un retour à la normale. La Chronique ayant pour première vocation de rassembler sur CN une communauté de lecteurs curieux, une forme de régularité dans l’engagement me parait nécessaire. Elle est aujourd’hui, pour moi, compliquée. Pour cette raison, il me semble préférable de passer le relais. Ceci est donc, misère !, ma dernière Chronique. Yun me succèdera sous une forme très différente. Elle a besoin de vos encouragements. En guise de bilan : Naruto, les signes et le réel (suite et fin).

2. D’un côté donc, une certaine économie « orientale » du signe qui confond esthétique et réel, matière et caractère alors que l'économie « occidentale » les distingue (cf. dernière chronique). Pour la première, le monde est signe, ce qui ne veut pas seulement dire qu’il est interprétable mais qu’il est lisible immédiatement, spontanément : le monde comme signe n’est pas le second temps d'une appréhension dont le  premier serait une présence brute, un être-là muet ; non, le monde comme signe, c’est un monde-livre, un monde-dessin, un réel bavard et artiste. Cela ne relève pas toujours d’une vision magique ou spirituelle de l’univers car il n’y a pas de principe originaire à découvrir (la présence de tel dieu sous la pierre), ni de finalité dernière à deviner (l’avenir dans le vol noir des corbeaux sur la plaine) ; le monde est d’abord et finalement signe. Signe de quoi ? De lui-même. La nature compose des phrases, la société est un alphabet, la montagne une estampe. Est-ce beau ? Est-ce laid ? Tout est art, tout est composé.
 
Les personnages qui participent à cette économie « orientale » du signe sont Sasuke, Neji, Sai, Itachi, Tobi, Kakashi et peut-être Pein. Tous ces personnages voient le monde comme signes : l’univers est tracés d’énergie (Neji), dessins d’encre (Sai), théâtre d’ombres (Itachi), chorégraphies (Kakashi, Sasuke), images de douleur et champ de forces (Pein). Tous ces personnages sont aussi, en général, les grands adversaires de Naruto.

3. Car, de l’autre côté, il y a notre ninja en pyjama orange. Naruto soutient un monde qui fait l’économie de tout signe. Son côté brutasse, son incapacité à démêler les subtilités du  genjustu, son impulsivité, en un mot son animalité, en font un personnage matérialiste, entièrement dédié à l’action brute, naturelle, spontanée quand les personnages « orientaux » restent à bonne distance, pour lire et apprécier. Le monde pour Naruto est sans art, il ne signifie rien : il est épreuve à surmonter ou obstacle à supprimer.

Il faut être attentif à l’inélégance profonde de Naruto, son pyjama orange, ses cheveux en bataille, son allure empressée, la grossièreté de son intelligence. Face aux figures « stylées » en robes noires qui chaloupent sur la page, face aux méditatifs polis assortis au décor, Naruto éructe, tranche, saille, chute, pète – il fait tache. C’est le « ninja le plus imprévisible », celui qui ne sera jamais là où l’on l’attend dans la grande chorégraphie de l’univers des signes. Naruto est la bête noire des esthètes.

4. Kishimoto n’aime pas Naruto. Car Naruto représente la négation même du monde créé par le mangaka. Tous les jeux finauds entre le réel et le dessin, Naruto les dédaigne (ou s’y perd), toute la charge du passé qui construit l’histoire (l’épopée des Uchihas), Naruto la refuse, proclamant la suprématie du présent, l’évidence de l’ici et du maintenant, la primauté des émotions immédiates. Naruto ne produit pas le récit (qui appartient à Sasuke), il s’y oppose de tout son cœur, il le contrarie de toutes ses forces. C’est un orphelin de toute tradition, mémoire ou ordre.

Naruto est un défi à tout ce qu’il y a de japonais dans le manga de Kishimoto. Dans mes chroniques, j’ai souvent insisté sur le caractère hybride, à la fois occidental et oriental, américain et japonais, de notre manga. Sexualité, figures de la force, tradition et nouveauté, rythme narratif, démocratie et aristocratie sont autant de lieux où se partagent les visions de l’Orient et l’Occident. Ces deux visions ne cohabitent pas de manière pacifiée : elles sont le lieu d’un affrontement. Et sur le bord occidental du champ de bataille, on trouvera toujours cette figure de l’orphelin, l’adepte de l’effort mécanique, le self-made-man amnésique, le petit Yankee blond supporter de l’american dream : Naruto. De l’immense héritage culturel et mythologique japonais conservé pieusement par Kishimito, il ne garde rien sinon, peut-être, des ramens.

5. Oui, Kishimito n’aime pas Naruto. Car, Naruto (le personnage) annonce le saccage de Naruto (le manga). Rétif au monde-signe, apôtre d’un monde muet où rien ne se donnerait à lire et tout à agir, le ninja blond est un cauchemar d’auteur.  C’est un épouvantail : la figure du lecteur insensible, sensuel et affamé que seule la matière éveille, c’est l’ignoble indifférent, le consommateur pressé, l’avide irréfléchi. Celui qui ne s’arrête pas, celui qui ne contemple pas, celui qui ne rêve pas, celui que l’art laisse froid. Celui qui ne voit rien mais une pierre – nul travail du sens, nul effort du temps, nulle beauté dans la matière. Une pierre. Un manga. Boum badaboum.

Kishimoto se demande s’il aimera jamais son personnage. Il fait un effort. Il l’éduque, lui donne Kakashi comme professeur et Sasuke comme modèle, deux experts de l’économie des signes orientale. Il faut que Naruto apprenne à grandir, qu’il reconnaisse la complexité signifiante de l’univers, qu’il s’attache au jeu entre le symbole et le réel, aux forces qui circulent de l’histoire à l’être. Il faut que Naruto apprenne à lire. Un jour peut-être, Naruto retrouvera Sasuke; une seule condition : qu'il l'attende à la page d'un livre.

Voilà toute l’affaire : Kishimoto finira-t-il par aimer Naruto ?

Le Vieux
Le no sms


Merci à Adrien et JSP pour l'opportunité, à Yun pour les dessins, au Staff pour l'ambiance et surtout aux lecteurs pour leurs commentaires, leur curiosité, leur énergie. @+